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Son Noël

Le Téméraire n° 10, 25 décembre 1941
12 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Cet article est un conte de Noël un peu mélancolique qui se déroule dans l’environnement d’une école. Il se termine par un rêve. Le rêve pourrait-il devenir réalité ?

Ce texte a peut-être été inspiré à l’auteur par son stage obligatoire à Silan. Il fut publié dans un numéro spécial de Noël.


Le pâle soleil de décembre jetait ses derniers rayons sur la petite cour de l’école. Malgré les vacances de Noël, des enfants écoutaient d’une oreille attentive les histoires qu’une maîtresse leur racontait. Braves petits gosses ! La plupart fréquentaient la garderie parce que leurs mères travaillaient et puis ici, au moins, la pièce était chauffée. Déjà, sur leurs joues, avaient disparu les belles couleurs, souvenir des beaux jours passés à la campagne en août dernier. Ah ! Comme ils étaient loin, maintenant, les bols fumants de bon lait qu’on leur apportait encore tout bourru à leur réveil, avec de bonnes tranches de pain sur lesquelles ils pouvaient étaler du beurre.

Sur tous ces visages juvéniles que le rude hiver n’aurait pas dû toucher, celle qui en ce moment leur lisait un conte d’Andersen, voyait se refléter un sérieux qu’elle n’avait jamais connu à ses élèves durant les années encore heureuses qui avaient précédé la guerre ; elle se sentait émue devant cette jeune souffrance, elle en sentait toute l’injustice et les dangers qui pouvaient en résulter. Les yeux qui auraient dû être rieurs, restaient pensifs. Si la croissance physique de ces petits en pleine transformation était menacée, ils avaient déjà eu l’occasion de vivre des choses qui n’avaient jamais inquiété leurs aînés : ceux-ci n’avaient pas connu les pâtisseries sans gâteaux, les places sans marchands de marrons, les confiseries sans bonbons ni sucreries de toutes sortes et les fins d’année sans papillotes ni boules de praline. Ils n’avaient pas vu leurs mamans revenir des provisions, après de longues attentes, avec un panier souvent vide. Et leurs petits cerveaux se demandaient souvent pourquoi cela leur était arrivé.

En ce moment, la merveilleuse histoire de la marchande d’allumettes les captivait et, pendant quelques instants, ils oubliaient tout le reste, à l’exception de Jeannot qui, de son banc, semblait penser à autre chose : demain, jour de Noël, serait pour lui le second qu’il passerait sans son papa qui était loin, là-bas au fond de l’Allemagne. Il se demandait pourquoi le bon Dieu n’avait pas exaucé les prières dans lesquelles il réclamait son retour, car il savait bien que c’est à cause de cela que sa maman avait si souvent les yeux rougis par les larmes.

Illustration du n° 17 du 1er mai 1942

La nuit est complètement tombée quand la maîtresse lâche son jeune auditoire. La maison de Jeannot est toute proche de l’école, il a vite fait de traverser le petit jardin. La porte entrebâillée de la cuisine laisse filtrer un rayon de lumière, il la pousse ; deux bras l’accueillent à son entrée dans la pièce. Sa mère vient juste d’arriver de son travail car, depuis le départ de l’époux, elle a repris chez une modiste la place qu’elle avait lorsqu’elle était jeune fille. Comme chaque soir, Jeannot est obligé de répondre au flot de questions que lui pose sa mère, puis il tire de son cartable un livre de lecture et, bien sagement, il va s’asseoir près du fourneau autour duquel la vaillante cuisinière s’affaire déjà.

Oh ! Ce ne sera pas réveillon ce soir, pourtant on s’est débrouillé comme on a pu grâce à l’ancienne nourrice de petit Jean qui a une ferme à quelques kilomètres de la ville. Avec la bicyclette on y est vite ; on pourra ainsi corser le menu de quelques suppléments, et puis il y a les sabots du petit qui seront tout de même garnis. Allons ! Ce soir il faudra être un peu plus joyeuse malgré les soucis et le chagrin qui vous guette derrière les souvenirs des années écoulées. Et puis, peut-être que pour eux aussi, là-bas, il y aura Noël cette nuit. Le dernier colis envoyé doit être arrivé maintenant et l’image souriante de l’être si cher semble lui dire : courage !

Le couvert est vite dressé : ces deux assiettes font paraître bien vide la table. Cela, Jeannot l’a compris sans doute, car il n’arrête pas de bavarder et, avec son esprit éveillé et ses réparties amusantes, il distrait sa petite mère et cela le rend heureux, plus, peut-être, que la crème au chocolat et les gâteaux. Il lui raconte toutes les belles histoires qu’il a entendues cet après-midi, il les tourne à sa manière et ce n’est pas là le moins drôle. Mais bientôt, malgré toute son éloquence, ses yeux papillotent : le marchand de sable n’est pas loin. Les bras maternels l’enlèvent de sa chaise et l’emmènent dans sa petite chambre. À peine ont-ils fini de le déshabiller qu’il est au pays des songes. Cependant, dans son doux sommeil, il a encore la force de balbutier ces mots : « Le Père Noël m’apportera ce soir mon papa ».

Serait-ce le destin qui a placé ces mots dans la bouche de l’enfant ? Si cela pouvait être vrai, pense Simone, en bordant le petit lit tout blanc et, malgré elle, un étrange pressentiment l’a saisie.

Il se fait tard, les doigts agiles continuent à travailler l’étoffe. Ah ! Si Pierre était là, comme il la gronderait de fatiguer ainsi ses jolis yeux. Dehors, des passants attardés animent encore les rues ; bientôt ce seront les fidèles qui, emmitouflés, car le froid est vif, gagneront l’église pour la traditionnelle messe de minuit. La demie de onze heures vient de sonner et depuis quelques instants, la fatigue s’est emparée de Simone ; à demi assoupie, elle pense, laissant aller ses rêveries au gré de sa fantaisie. Le feu meurt dans le petit poêle de la salle manger ; elle n’entend même pas le grincement de la grille du jardin...

Au milieu d’un immense bazar de jouets qu’il rêve d’acheter, Jeannot vient de voir, sortant du rang, un soldat de plomb qui s’anime, puis grandit, grandit, s’avance vers lui, marche s’aidant d’une grosse canne qui a plutôt l’air d’un bâton. Comme il a dû souffrir, sa figure inspire la pitié. Jeannot en distingue bientôt les traits, mais il le reconnaît, ce soldat, c’est lui, c’est bien lui : son papa. Il l’avait déjà vu ainsi habillé lorsqu’il était venu en permission, il y déjà deux ans de cela. De loin, il agite ses bras, lui fait signe, il court à sa rencontre mais son pied heurte quelque chose, trébuche et… il se réveille. Tout est noir autour de lui. Cependant, hâtivement, il descend de son lit, glisse ses pantoufles et doucement, bien doucement, tourne le bouton de la porte qu’il a trouvé malgré l’obscurité et l’ouvre sans bruit.

Et alors là-bas, dans la lumière de la pièce, il revoit comme il en avait la certitude, le grand soldat de son rêve. Alors, aussi vite que peuvent le faire ses petites jambes, il s’élance vers lui. Des bras forts le saisissent, de gros baisers retentissent sur ses joues : les larmes embuent les yeux et coulent le long du visage amaigri, se mêlant aux cheveux blonds de l’enfant qui reprend déjà ses rêves interrompus. Au loin, les douze coups résonnent dans la nuit claire jetant au monde leur appel d’espérance.

[/R.V./]

La photo montre le passage d’un groupe de jeunes des Chantiers devant l’école de Sylan où enseigna Simone Biolley comme institutrice. On rappelle que Sylan est un des douze hameaux de Corbonod, commune de l’Ain aux confins de trois départements (Ain, Savoie et Haute-Savoie). Il ne faut pas confondre avec le lac de Sylans (avec un s) dans la cluse de Nantua.


Article mis à jour le 2 mars 2020