Le site de Madeleine et Pascal

Une affaire de marché noir

Le Téméraire n° 39, 20 juillet 1943
6 octobre 2019, par Madeleine, Pascal

Encore une saynète destinée à être jouée le soir à la veillée.

De la difficulté de bien marier les filles, si possible avec un jeune homme riche et non suspect de s’être enrichi dans les affaires de marché noir.


ACTE I

Il fait nuit. Lui, assis dans un fauteuil, lit son journal en fumant la pipe. Elle, un balai à la main, appelle de plus en plus fort et en ponctuant avec son balai.

ELLE — Sophie ! ... Sophie ! ... Sophie ! ... Oh ! Cette fille ! (Agacée.) Sophie !... Mon Dieu ! Cette fille me fera devenir folle ! ... (Elle va sur le pas de la porte.) Sophie ! (À son mari.) Je suis sûre qu’elle est encore à baguenauder sur la place.
LUI — C’est bien possible.
ELLE — Sophie ! ...
LUI — (Sans lever les yeux.) Bel organe !
ELLE — (Lui flanquant le journal dans la figure d’un coup de balai.) Fais de l’esprit, ça te va bien.
LUI — J’ai l’impression que je vais peut-être me fâcher.
ELLE — Pas de danger ! Toi, du moment que tu as bien bu et bien mangé... Sophie !... Ah ! Petite carogne, tu fais semblant de ne pas entendre ; attends un peu que je te ramène par les oreilles.
(Elle sort, emportant le balai sur une épaule, une pincette sur l’autre, tandis que le père sifflote : « Malbrough s’en va-t-en guerre ».)

ACTE II

LA FILLE — (Dans la coulisse, arrive en pleurant.) Hi ! Hi !...
ELLE — Ah ! Je t’en ferai passer l’envie, moi.
LA FILLE — Hi ! hi !...
(Elle entre en courant et va s’abriter derrière le fauteuil du père. La mère tourne autour pour la joindre, puis la frappe alternativement d’un côté avec le balai, de l’autre avec les pincettes, par dessus le fauteuil. Le père se fait tout petit.)
ELLE — Tiens, attrape toujours ça. Ah ! Mademoiselle veut faire la grande. Mademoiselle s’émancipe, Mademoiselle se mêle d’avoir un amoureux. Je t’en donnerai, moi, des amoureux. Tiens, petite sotte, tiens, petite bégueule, tiens, petite coureuse, tiens, petite galvaudeuse, tiens, petite pécore.
LUI — (Sans se frapper.) Qu’est-ce qui est arrivé ?
ELLE — Qu’est-ce qui est arrivé ? Il est arrivé que j’ai trouvé mademoiselle en train de bécoter je ne sais quel freluquet.
LUI — Ah !
ELLE — Voilà ce qui est arrivé.
LUI — Ah ! Ah !
ELLE — (Le singeant.) Ah !... Ah ah !... C’est tout ce que tu trouves à dire ?... Ah !... Ah ah !... Grand benêt !
LUI — Tu ne voudrais pas que je pleure, non ?
ELLE — Tu pourrais au moins la gronder.
LUI — Elle est bien assez grondée comme ça !
ELLE — (Remettant pincette et balai sur l’épaule se met à tourner autour du fauteuil en déclamant.) Ça y est : c’est moi qui ai tort. Je suis trop dure pour Mademoiselle. (Révérence.) Je la torture, je la martyrise. (À sa fille, sur un ton pathétique.) Ma fille, n’écoutez pas votre mère. C’est une vielle folle. Elle radote, elle a la berlue, elle ne comprend pas la jeunesse. Retournez vite d’où vous venez. Et faites ce que bon vous semblera. Ainsi en a décidé votre très sage (Révérence) et très vertueux (Révérence) père. (Le père opine du bonnet.)
LA FILLE — Hi ! Hi !...
ELLE — Ne te gêne surtout pas. Ça ne lui fait rien que sa fille courre l’aiguillette, au contraire. Au contraire, c’est comme cela que les filles trouvent des maris sérieux, aujourd’hui, en courant après tous les blancs-becs sans sou ni maille.
LA FILLE — (D’une voix entrecoupée de sanglots.) Mais, maman, ça n’était pas un blanc-bec sans sou ni maille.
ELLE — Bien sûr ! Ils se disent tous riches comme Crésus. Et les bécasses comme toi s’y laissent prendre.
LA FILLE — Mais, maman, est-ce que tous les meuniers ne sont pas riches ?
ELLE — (Laissant, de stupéfaction, tomber pincette et balai se met les poings sur les hanches.) Comment ! C’était le fils du meunier ?... Oh ! Grande bête, tu ne pouvais pas le dire ?
LA FILLE — Tu m’as giflée tout de suite, maman, je n’ai pas eu le temps.
ELLE — Tu ne pouvais pas le dire avant ?
LA FILLE — Tu m avais défendu de parler aux garçons.
ELLE — (Jetant les bras aux ciel.) Que tu es bête, ma pauvre fille !... (Elle s’effondre sur une chaise.) Ah ! Ces jeunesses d’aujourd’hui, où-est-ce que ça a la tête ? Être courtisée par le fils d’un meunier... et ne pas le dire à sa mère ! Il faudrait toujours être derrière leur dos pour leur dire : fais ceci, fais cela, viens par ici, va par là. Ça n’a pas un sou de bon sens. Dire qu’elle aurait pu se marier avec un fils de meunier... Ça n’est pas de notre temps qu’on aurait fait des bêtises pareilles. Moi, quand j’avais dix-sept ans...
LUI — Tiens, tiens ! Quand tu avais dix-sept ans ? Tu ne m’as jamais raconté ça !
ELLE — Oh ! C’est ça, fais de l’esprit. On a bien le goût de rire. Sa fille vient de manquer une occasion magnifique et il éprouve le besoin de faire des plaisanteries ... Ma pauvre fille !
LA FILLE — Hi, hi.
LUI — C’est ça, fais la encore pleurer ! (À sa fille.) Ne t’en fais pas, fifille, un de perdu, cent de retrouvés.
LA FILLE — C’est vrai, maman ?
ELLE — Oh ! Il a tout de suite arrangé les affaires lui. Ça n’est pas si simple. Tu ne retrouveras jamais un fils de meunier. C’était une occasion unique, tu m’entends, unique !
LA FILLE — Hi, hi.
LUI — Fais la bien pleurer ! Dirait-on pas qu’il est perdu ? (À sa fille.) La prochaine fois qu’il te verra, tu n’auras qu’à lui faire les yeux doux et tout sera arrangé.
ELLE — La prochaine fois... la prochaine fois, ça n’est pas dans huit jours, c’est tout de suite qu’il faudrait se raccommoder avec lui. (Elle se lève et va vers sa fille.) Tiens, essuie tes larmes et va vite le trouver.
LA FILLE — Oui, maman.
ELLE — Et puis, sois gentille. Je suis sure que tu ne sais pas y faire. Comme si une fille ne devait pas demander conseil à sa mère là-dessus ! Écoute ! (Elle mime.) Quand tu arriveras à la porte de l’auberge, s’il ne te regarde pas, fredonne une chanson sur le seuil. Et quand il te regardera, fais-lui un sourire, l’air de dire : « Je me suis déjà échappée » (Elle se trémousse.) S’il ne te dit rien, va près de lui et dis-lui d’un air languissant : « Tu m’en veux, mon amour ? » Et si alors il te dit oui, tu feras semblant de partir.
LA FILLE — Oui, maman.
ELLE — (Levant un index doctoral.) Mais tu ne partiras pas. Sur le seuil, tu diras : « Bon c’est fini... C’est tout à fait fini... C’est fini, fini... C’est tout ce qu’il y a de plus fini », toujours en faisant semblant de partir. Et s’il te laisse encore partir, alors tu reviendras, tu t’assoiras contre lui et tu lui diras d’un air fâché : « Je n’aurais pas cru que tu étais comme ça. Tu ne m’as jamais aimée. Tu n’es qu’un menteur. Tiens ! Je ne te parle plus. Je suis fâchée ... très fâchée... Très très fâchée... Je suis fâchée fâchée. » Alors, tu verras, il essaiera de t’embrasser en riant. Tu te lèveras vite et il te retiendra par ta robe. Mais tu feras semblant de vouloir partir et tu diras : « Ah ! non ! » et tu ajouteras à son oreille : « Pas ici ».
LA FILLE— Oui, maman.
ELLE — Après ça, surtout, ne fais pas la petite mijaurée. Fais tout ce qu’il voudra... enfin...tout ce qui est convenable. Tu comprends ce que je veux dire ?
LA FILLE — Non, maman.
ELLE — Ma pauvre fille, que tu es bête !
LA FILLE — Hi ! hi !
LUI — Ça y est ! Fais-la encore pleurer.
ELLE — Au lieu de faire le malin, tu ferais mieux de lui expliquer ça. Mais tu te moques de tout, père indigne !
LUI — Pars vite, fifille. Et fais tout ce qu’il voudra. Il ne va pas te manger, maigre comme tu es.
ELLE — (Se remettant à balayer.) Bon, bon, je ne dis plus rien. Puisque monsieur se croit plus intelligent que les autres, moi, je m’en lave les mains. Advienne que pourra.
LA FILLE — Maman !
LUI — Est-ce que tu auras bientôt fini de faire pleurer ma fille ?
ELLE — (Remettant son balai sur l’épaule.) C’est moi qui te fais pleurer, Sophie ?
LA FILLE — Mais non, maman.
ELLE — Tu vois ?
LUI — C’est moi, fifille ? (La mère s’approche de sa fille en brandissant son balai ; la fille pleure.) Dis, fifille, c’est moi ?
LA FILLE — (S’abritant derrière le fauteuil de son père, à voix imperceptible.) Non, papa.
LUI — Ah ! Tu vois ?
ELLE — (Haussant les épaules.) Bien sûr qu’elle ne va pas te dire ça !
LUI — Si c’était vrai, tu le dirais, hein, fifille.
LA FILLE — Mais oui, papa.
LUI — Tu vois !
ELLE — Tu auras bientôt fini de la torturer avec tes interrogatoires ? (À la fille.) Va vite, ma fille. (La fille sort.)
LUI — Tiens, madame se range à mon avis ?
ELLE — (Toujours le balai sur l’épaule.) Comment ! Je ne suis pas folle à ce point. Mais je n’aime pas les parents qui se disputent devant les enfants. Tu le sais bien. Alors je cède. Voilà tout. (Elle s’assied.) Pauvre petite...

ACTE III

(Le Curé rentre. Le père et la mère se lèvent. Elle garde son balai sur l’épaule.)

LE CURÉ. — Eh ! Qu’est-ce qu’elle a donc, la fille ? Peines de cœur ? Je viens de la rencontrer, les yeux tout rouges.
ELLE — Oh ! Ne nous parlez pas de ces enfants, Monsieur le Curé.
LUI — Ce que c’est dur à élever ! Asseyez-vous, Monsieur le Curé.
ELLE — Quand c’est petit, ça va encore. Mais quand ça arrive à son âge...
LUI — Il faudrait les mettre en cage.
ELLE — Et encore...
LUI — De notre temps, la jeunesse était plus sérieuse.
ELLE — On n’aurait rien fait sans en parler à ses parents.
LE CURÉ — Qu’est-ce qu’il y a, au juste ?
ELLE — Il y a que le fils du meunier la courtise. Et elle s’en laisse conter. Vous devriez la sermonner.
LUI — Ça n’est pas du monde pour nous, ça, Monsieur le Curé.
LE CURÉ — Ah ! non. Pour sûr. Son père est en prison depuis ce matin (La mère porte les mains à son cœur, laissant échapper le balai.) Affaire de marché noir. Le moulin va être vendu (Grand froid, silence gêné. Le père et la mère se font des signes.) Beau temps, hein ?
ELLE — Célestin, dis, c’est l’heure que je te fasse ton cataplasme.
LUI — Mon cataplasme ?
ELLE — Ben oui, quoi ! Ton cataplasme.
LUI — Ah oui ! C’est vrai, mon cataplasme que j’oubliais. (Il regarde sa montre.) Oui, c’est même plus que l’heure.
LE CURÉ — Faut pas vous gêner pour moi. Je dirai mon bréviaire en attendant.
LUI — Oui. Mais quand c’est fini j’en fais un à ma femme : on est tous les deux enrhumés.
LE CURÉ — Oh ! J’ai le temps !
LUI — Oui, mais ça va peut-être vous gêner, rapport à la chaleur.
ELLE — (Se mettant à balayer sous les pieds du curé qui ne sait où se réfugier.) On est obligé de faire un feu du diable pour ne pas prendre froid.
LUI — Un feu d’enfer.
ELLE — Qu’on en sue à pleins seaux.
LUI — Et le feu qui fume !...
ELLE — Qu’on en est presque asphyxiés.
LUI — Qu’on ne voit plus à deux doigts de son œil.
ELLE — Vous ne pourrez pas lire votre bréviaire.
LUI — Allume vite le feu, Adèle, il est grand temps.
ELLE — Partez vite, Monsieur le Curé, avant que la fumée ne vous ait asphyxié (Elle le balaie vers la porte.) À une autre fois, Monsieur le Curé.

ACTE IV

ELLE — Tu vois, je te disais bien que tu avais tort.
LUI — Est-ce qu’on pouvait deviner ça ?
ELLE — Ma pauvre petite !... S’afficher avec le fils d’un homme qui est en prison... Plus personne ne voudra d’elle (À son mari.) Tu as fait du joli travail ! (Le père hausse les épaules sans répondre et se laisse tomber dans son fauteuil.) J’avais bien raison de ne pas vouloir qu’elle parte comme ça.
LUI — En tous cas, elle est partie. Tu ferais mieux d’aller la chercher.
ELLE — Où ça ?
LUI — À l’auberge, pardi.
ELLE — Pourvu que je l’y trouve. (Elle part précipitamment, non sans s’armer du balai et de la pincette.)
LE CURÉ — (Repassant dans le fond en lisant son bréviaire, s’arrête.) Alors, il ne prend pas, ce feu ?
LUI — (Va sur le pas de la porte.) Eh ! Non. Ma femme est partie chercher du bois sec.
LE CURÉ — Qu’est-ce que vous en dites, père Célestin, de ces affaires de marché noir ?
LUI — Bien triste, Monsieur le Curé. Ah ! oui, bien triste. Bonsoir, Monsieur le Curé.
LE CURÉ — Oh ! je ne suis pas pressé.
LUI — (Se gratte la tête.) Vous ne sentez pas le courant d’air, Monsieur le Curé ?
LE CURÉ — Oh la la ! J’en ai bien vu d’autres. J’ai fait la guerre, moi. Tenez, en 17, j’étais à Verdun, un soir...

ACTE V

LA FILLE — (Dans le lointain.) Hi ! Hi !
LE CURÉ — Qu’est-ce que c’est ?
LUI — C’est la mère qui a dû rencontrer la fille en allant chercher son bois sec. (Il se précipite dans son fauteuil et se replonge dans la lecture du journal. Le curé arrive sur le pas de la porte.)
ELLE — (À l’extérieur.) Tiens, petite niaise, petite bécasse, petite cruche, pour t’apprendre à reconnaître les fils d’honnêtes gens. Plus de six mois que ça fréquentait le fils du meunier et ça ne s’était pas encore aperçu que le père faisait du marché noir. Qu’est-ce que tu lui racontais donc à ton godelureau ? (Elle rentre en battant sa fille.) Des « Je t’aime », des « Mon chéri » par ci, des « Mon chéri » par là, et des bouches en cœur, et des yeux dans les yeux, et des embrassements en veux-tu en voilà, et des promesses, et des aveux, et des serments, et des promenades au clair de lune, et des initiales sur les arbres, et patati, et patata. (Tout cela ponctué de coups de balai dans le derrière.) ... Comme dans les livres... Tu crois que c’est la vie, ça ? Ah ! Petite oie, petite pintade. Ça se croit des princesses, et voilà à quoi ça arrive, au lieu de se laisser marier par ses parents, comme tout le monde.
LA FILLE — Hi ! Hi !
ELLE — (Apercevant le curé.) Grondez-la, Monsieur le Curé !
LE CURÉ — Ben, je ne voudrais pas vous retarder pour votre cataplasme. Je reviendrai une autre fois. Au revoir tous.
ELLE — (Allant verrouiller la porte.) Bon voyage !
LE CURÉ — (À l’extérieur.) Bonsoir, meunier. Alors, on n’a plus de concurrent depuis ce matin ? Tâchez de ne pas vous faire mettre en prison comme lui, hein !
(Le père et la mère ont dressé l’oreille. La mère entr’ouvre la porte pour mieux entendre. La fille cesse de pleurer.)
LE MEUNIER — Oh ! Pour ça, pas de danger ! Vous savez, Monsieur le Curé, l’argent, moi, j’en ai tellement… Je n’ai pas besoin de faire du marché noir.
LE CURÉ — Ah ! Sacré père Barboton… Et qu’est-ce que vous faites par ici ?
LE MEUNIER — Ben, je viens voir le père Célestin, rapport à la main de sa fille pour mon fils. (La mère laisse échapper le balai et sort sur la pointe des pieds. Le père essuie les larmes de sa fille et lui parle à l’oreille, puis va sur le pas de la porte.) Ils se voient depuis quelque temps qu’il m’a dit.
LE CURÉ — Vous tombez mal : le père Célestin est en train de se faire faire un cataplasme.
LE MEUNIER — Oh ! Ben je reviendrai une autre fois. Il attendra, le fiston. Bonsoir, Monsieur le Curé. (Il soliloque.) Fait bon ce soir. Tiens, je vais chercher le fiston à l’auberge. On rentrera doucement au moulin.
(La fille éclate en sanglots.)
LUI — Tu pleures encore, fifille ?
LA FILLE — Oh ! c’est de joie, papa.
ELLE — (Qui est sortie.) Alors, père Barboton, on se promène ?
LE MEUNIER — Ben oui. Fait bon…
ELLE — Vous ne rentrez pas prendre quelque chose ?
LE MEUNIER — Et le cataplasme du père Célestin ?
ELLE — Bah ! C’est une histoire que je racontais au curé. Chaque fois qu’il vient ici, c’est pour faire pleurer la fille avec des sermons. Alors vous comprenez… Comme si on n’était pas tranquilles avec votre fils. (Elle appelle.) Eh ! Célestin. Il y a le père Barboton qui voudrait te parler. Viens dans le jardin. Il fait meilleur que dedans.

(Le père sort. Pendant ce temps, la fille a remis sa toilette en ordre devant un miroir et s’est esquivée sur la pointe des pieds.)

RIDEAU

[/R. VANBRUGGHE/]


Article mis à jour le 15 octobre 2019