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La fontaine des hirondelles

28 octobre 2019, par Raymond Vanbrugghe

Dans cette histoire, les noms de lieux sont bien réels : Fives et Mons sont, de même qu’Hellemmes, Lezennes ou Ascq, d’anciennes communes limitrophes ou toutes proches de Lille dont certaines existent encore en tant que communes tandis que d’autres ne sont plus aujourd’hui que des quartiers de Lille ou de Villeneuve d’Ascq.

La rue Étienne Dolet à Hellemmes et la chapelle d’Élocques ont bien existé et existent sans doute encore.

Pour le reste, la réserve s’impose.


Aux confins d’Hellemmes, Fives et Mons, on peut encore voir de nos jours un petit édifice religieux voué à Notre-Dame du Bon Secours et connu sous le nom de chapelle d’Élocques. Juste au sud de cette chapelle, sur Hellemmes, a été construite la Cité des Jardins où l’on accède par la rue Étienne Dolet. Dès l’entrée, la voirie principale de la Cité bifurque de part et d’autre d’un massif circulaire engazonné et planté de quelques arbres. Ce massif marque l’emplacement d’une fontaine aujourd’hui disparue que l’on appelait la Fontaine des Hirondelles. Cette fontaine était souterraine et on y descendait par un escalier à ciel ouvert, assez raide, qui débouchait dans une cave voûtée ; cette cave avait dû, autrefois, être fermée par une porte ouvrant vers l’intérieur, à en juger par la feuillure du chambranle, les gonds et la perforation pour le loquet. À l’intérieur, on trouvait, dans le prolongement de l’escalier, un couloir de même largeur et, à main gauche, un grand bassin maçonné qui occupait toute la longueur de la cave et toute la largeur laissée libre par le couloir. L’eau sortait du mur à gauche de la porte par une goulotte de pierre bleue et s’en allait par un trop-plein aménagé dans le mur d’en face. Elle venait de Dieu sait où et repartait Dieu sait où mais ce qui est sûr c’est que ceux qui eurent à combler la cave ne le firent qu’après avoir réuni les orifices d’entrée et de sortie d’eau par une bonne canalisation bien assise et bien jointoyée, preuve que le système était encore, à leurs yeux, parfaitement fonctionnel.

Une fontaine souterraine (Airvault)

À l’époque où vivaient encore quelques personnes qui avaient connu la fontaine, il était notoire que les hommes en parlaient plus volontiers que les femmes. C’est grâce à eux, notamment, qu’on conserve assez bien le souvenir de l’agencement des lieux et c’est par eux qu’on sait que la fontaine était une petite curiosité locale : quand on recevait de la famille, de Lille, de Lezennes ou d’ailleurs, on la montrait volontiers. Pour faire la visite, on se munissait toujours d’un long bâton, non pour sonder la profondeur du bassin, qui était très envasé, mais pour faire constater une chose qui était curieuse et qui impressionnait toujours : le bassin ne se limitait pas à ce qui en était visible mais se continuait sous le couloir dont le sol reposait sur une grande voûte et, avec le bâton, on pouvait suivre, sous l’eau, le contour de cette voûte.

Les femmes du quartier insistaient plutôt sur les mauvais côtés de la fontaine, en particulier sur le fait que son eau n’était bonne à rien : imbuvable, impropre même à faire cuire des légumes tant elle leur donnait mauvais goût et si on voulait s’en servir pour la lessive, le linge prenait, en séchant, une odeur dégoûtante. De plus, il traînait sur cette fontaine une vieille histoire de sous d’or qu’on y avait trouvés à une époque très ancienne ; le résultat était qu’à chaque génération les garnements du quartier se montaient le cou là-dessus et organisaient des explorations plus ou moins subaquatiques dont ils revenaient crottés, puants et malades de froid. Certainement, les femmes exagéraient un peu en disant que l’eau de la fontaine était nauséeuse comme de l’eau d’égout et les hommes exagéraient dans l’autre sens en soutenant qu’elle était claire comme de l’eau de roche.

Il y avait pourtant un point sur lequel les deux sexes étaient du même avis : cette fontaine n’avait, malgré son nom, rien à voir avec les hirondelles. Si vous poussiez un peu les gens là-dessus, ils allaient jusqu’à dire qu’il n’y avait pas de fontaine qui justifiât moins que celle-là d’être appelée Fontaine des Hirondelles. Car les hirondelles, expliquaient-ils, qui ne savent que laper en vol, ont besoin, pour s’abreuver, d’une large nappe bien dégagée. En quoi ils n’avaient pas tort. Comment, alors, comprendre une désignation aussi inappropriée ? La première idée qui venait à l’esprit était qu’à une date quelconque un faiseur de plans ayant à orthographier une Fontaine des Irondelles ou une Fontaine des Zirondelles avait cru bien faire en écrivant "Fontaine des Hirondelles" et que cela avait survécu en vertu de l’autorité de la chose écrite. L’histoire de la fontaine telle qu’on peut maintenant la reconstituer montre qu’il y a bien une part de vérité dans l’hypothèse ainsi formulée mais que les choses sont en réalité beaucoup plus compliquées.

Le bond en arrière qu’il faut faire ici pour y voir clair est d’environ 800 ans, ce qui, grosso modo, nous place à l’époque où Lille commençait à exister réellement comme ville. À cette époque donc, la fontaine était là, et certainement depuis fort longtemps, mais perdue au milieu des champs, car Hellemmes, Fives et Mons étaient encore des villages séparés par de grandes étendues cultivées. Pourquoi elle était là, nul n’en avait idée, et nul, d’ailleurs, ne se posait la question... L’endroit, inculte et broussailleux, formait, au milieu des cultures bien entretenues, un petit îlot de terre sauvage abandonnée à elle-même comme si elle n’avait appartenu à personne et personne, effectivement, n’en revendiquait la propriété. Et cela tout simplement parce que cette fontaine était la Fontaine des Six Donzelles et qu’à l’époque, à Hellemmes, on ne parlait pas des Six Donzelles sans une certaine crainte révérencielle. Et cela était fort connu aux alentours.

Quand un nouveau curé était nommé à Hellemmes, il ne manquait jamais de consacrer un de ses premiers prêches du dimanche à ce qu’il appelait "une ridicule superstition d’un autre âge" et il essayait de persuader les Hellemmois qu’aussi longtemps ils croiraient à ces balivernes, aussi longtemps ils seraient considérés comme les derniers des arriérés dans tout le doyenné. Les Hellemmois le laissaient dire mais en pensant « Cause toujours ». Car ils savaient très bien que jamais on n’avait entendu un curé d’Hellemmes, si longue que fût sa carrière, parler deux fois des Six Donzelles.

En fait, il y en eut un qui y revint, mais dans un petit écrit qu’il garda pour lui, car il n’obtint pas le Nihil obstat, de sorte que les paroissiens n’en connurent jamais le contenu. Sa thèse reposait sur la distinction qu’il établissait entre trois catégories de déités du paganisme qui avaient, selon lui, réagi chacune à sa manière à la retraite d’office que leur avait imposé le triomphe du Christ et de ses saints. À son avis, Jupiter, Saturne et compagnie, tous les grands dieux astraux et leurs épouses, avaient pris tout naturellement leur retraite chacun dans sa planète. Les petites divinités inconsistantes, surtout chantées par les poètes, nymphes, naïades, oréades, dryades et autres, s’étaient évaporées avec les rosées ou évanouies dans les brouillards du matin. Dans un troisième collège, il rangeait les Mères Tutélaires qui étaient trop attachées aux campagnes peuplées et trop familiarisées avec les populations laborieuses qu’elles avaient protégées de génération en génération pour n’avoir pas trouvé, bien discrètement, un moyen de garder le contact. Et c’était dans cette catégorie qu’il proposait de ranger les Six Donzelles qu’il aurait pour sa part volontiers rebaptisées Les Six Mères d’Hellemmes.

Mères Tutélaires ou pas, les Six Donzelles se manifestaient bel et bien à Hellemmes et d’une façon qui rend compte assez bien du nom qu’elles portaient alors. Supposez que naissait à Hellemmes une querelle qui divisait le pays en deux factions avec deux chefs de faction qui chacun disaient de l’autre pis que pendre, et que cela tournait vraiment à l’aigre.

Une belle nuit, le chef d’une faction se voyait, dans l’impuissance et l’irresponsabilité du sommeil, agressé, si l’on peut dire, par une des Six Donzelles qui lui dévoilait des charmes tellement irrésistibles qu’il en était tout bonnement tiré de son lit et entraîné dans la campagne. Au même instant, le chef de la faction rivale était pareillement assailli par une autre Donzelle qui le sortait de chez lui par des agaceries aussi persuasives. Et quatre autres Hellemmois, deux de chaque faction, en même temps mis en branle par des invites aussi directes, partaient à la poursuite d’avantages équivalents, chacune des Six Donzelles participant de sa personne à l’action concertée.

Le jeu, pour chacune, était de s’éloigner sans disparaître, de se mettre à deux doigts d’être atteinte sans jamais l’être pour de bon, de prendre de la distance mais pas trop, d’énerver et d’échauffer le poursuivant au maximum et, si l’ardeur semblait faiblir ou le souffle manquer, de se couper la retraite le temps qu’il fallait, quitte à franchir l’obstacle d’une jambe légère à la dernière extrémité. Et tout cela en un ballet si bien réglé et si exactement convergent que nos six gaillards se retrouvaient à l’instant convenu à l’endroit convenu, qui était précisément la Fontaine des Six Donzelles, où ils arrivaient juste pour entendre monter de l’escalier six rires souterrains qui se succédaient en s’étouffant, comme l’écho et le glas de leurs espérances.

Mettez-vous à la place de ces six hommes, qui se retrouvaient face-à-face, hors d’haleine et bannière au vent. Ils se voyaient dans une telle similitude de situation et une telle communion de sentiment qu’ils en éprouvaient une incoercible sympathie qui balayait jusqu’au souvenir de leur querelle et ils rentraient à Hellemmes bons amis et seulement attentifs à ne pas alerter les voisins en poussant l’huis, et à ne pas réveiller les épouses en s’insinuant sous les draps. On ne peut mieux rendre compte du résultat qu’en citant une autorité de l’époque : « À Hellemmes, il n’y a point d’accroc durable à la tranquillité publique parce que les querelles, qu’elles soient religieuses ou laïques, y avortent presque aussi vite qu’elles sont conçues, par le penchant naturel de la population qui est, plus que partout ailleurs, portée à la conciliation. »

En sus de ce droit d’intervention dont elles usaient avec mesure, on supposait aux Six Donzelles d’autres pouvoirs aux limites mal définies et qui étaient probablement, au moins pour la plupart, pures superstitions. Il est bien certain qu’à côté des faveurs qu’on pouvait décemment demander à un saint reconnu, il restait un large créneau sans titulaire, et on le leur attribuait en bloc et sans discernement. Comme elles n’avaient ni tronc, ni chandelles, ni tarif affiché, la coutume était de jeter son offrande dans l’eau de la fontaine et, puisqu’elles étaient six, on jetait tout naturellement six piécettes dans le bassin avant d’exposer sa requête. Telle était donc la situation au temps que nous avons dit.

Les choses changèrent un peu avec l’installation sur les lieux d’une famille Guillemet. Ces Guillemet étaient arrivés un beau matin d’on ne savait où, sans un liard en poche, et ils avaient jeté leur dévolu sur ce petit coin qui n’était à personne et où il y avait de l’eau pour y construire, avec des matériaux de démolition récupérés à droite et à gauche, une cabane qui ne ressemblait à rien et ils vivaient, moitié dehors, moitié dedans, rétamant les gamelles et rempaillant les chaises, chapardant aussi un peu quand l’occasion se présentait. Très vite, ils mirent une porte à la fontaine, au bas de l’escalier, par sécurité, dirent-ils, à cause de leur nombreuse marmaille qui risquait de se noyer, et cette porte était fermée à clé. Mais il y avait toujours un membre de la tribu pour ouvrir à qui venait faire ses dévotions. En quelque sorte, ils s’étaient institués d’autorité les portiers et gardiens de la fontaine. Ne croyant, quant à eux, ni à Dieu, ni à Diable, et moins encore aux Donzelles, ils vivaient pour une part de l’argent qu’ils récupéraient dans le bassin à l’aide d’une sorte de grande écumoire qu’ils avaient fabriquée spécialement pour cet usage et qu’ils gardaient soigneusement enfouie dans une paillasse. Rien n’indique que les Donzelles se formalisèrent de la promiscuité ni même de ce qu’elles auraient pu considérer comme un procédé indélicat.

Elles ne se formalisèrent pas davantage lorsque, tout près de là, en bordure du chemin de Fives à Flers, un bout de terrain fut acheté par une sorte de ruffian du nom de Pasquali. Ce Pasquali, plus connu sous le sobriquet de Le Malfrat, avait, disait-on, ses petites entrées à la police de Lille et on le soupçonnait pour cela d’être un peu indicateur. Il fit construire sur son lopin quelque chose qu’on pouvait prendre pour une guinguette et qu’il exploita en fermé le jour, ouvert la nuit, qu’il baptisa sans vergogne « Aux Six Donzelles » et où bientôt vint bambocher toute la jeunesse dorée de Lille et environs, et c’est de là que Donzelle prit un sens déprécié qu’il n’avait pas auparavant. La prospérité de l’établissement reposait pour l’essentiel sur l’assiduité de jeunes gens qui considéraient comme une raison sociale de démontrer la prospérité des affaires paternelles en jetant le plus d’argent possible par les fenêtres et de la façon la plus voyante.

L’habitude fut vite prise, dans ce petit monde dilapidateur, de couper la nuit par une promenade hygiénique à la Fontaine, ce qui obligea les Guillemet à instaurer un tour de veille à la porte, mais ils ne tardèrent pas à mesurer combien payantes étaient ces heures supplémentaires car les pèlerins nocturnes n’étaient pas regardants : c’était désormais, chaque nuit, à qui présenterait aux Donzelles le vœu le plus inattendu et le plus abracadabrant et à qui l’appuierait par l’offrande la plus ostentatoire. Très vite les Guillemet furent à la tête d’une jolie fortune qui leur permit de se faire construire une maison fort convenable à l’emplacement des sordides cabanons qu’ils avaient multipliés. Comme tous ceux qui passent un peu brusquement d’une condition modeste à une large aisance, ils sacrifièrent au confort à proportion de l’inconfort dont ils venaient de se sortir. Ainsi, pour la porte de la Fontaine, ils substituèrent à la garde de nuit un système d’ouverture de leur invention, avec une commande par fil qui se manœuvrait par une tirette montée sur la table de chevet de l’homme de quart qui dès lors n’était plus astreint à veille. La nouvelle règle instaurée était la suivante : quand on voulait descendre de nuit à la Fontaine, on réveillait le responsable, qui dormait fenêtre ouverte, en criant à la cantonade « Ouvrez, les Guillemet » et la porte s’ouvrait. On descendait faire son boniment, on remontait et on criait « Fermez, les Guillemet » et la porte se refermait.

Les Guillemet étaient farouchement à cheval sur l’obligation de demander, après usage, la fermeture de la porte. Il arriva pourtant qu’une nuit, par négligence ou par inadvertance, quelqu’un manqua à cette règle. Pour sanctionner la faute et pour qu’on s’en souvint, la nuit suivante le Guillemet de service actionna sa tirette sans attendre l’injonction qui avait fait défaut la veille, si bien que, sur quatre pèlerins qui étaient descendus, trois seulement purent remonter de justesse, tandis que le quatrième resta enfermé toute la nuit, ses compagnons, qui étaient de sombres rigolards, ayant donné consigne générale, chez le ruffian où l’on aimait les grosses plaisanteries, de s’abstenir cette nuit-là de toute autre visite à la Fontaine. Le malheureux passa donc toute la nuit dans l’obscurité et le froid, à se morfondre et à ruminer des idées de vengeance. Quand enfin une des filles Guillemet descendit au petit matin avec la clé et ouvrit la sorte, il se précipita sur elle assez sauvagement et l’on ne sut jamais si ç’avait été pour lui flanquer simplement une torgnole ou pour lui manquer plus gravement de respect, car la fille lui balança son bidon dans la figure en poussant des cris perçants et, dans l’instant qui suivit, il eut sur le dos tous les mâles de la tribu. Comme la fille était descendue puiser de l’eau pour sa toilette, elle était en grand débraillé du mati et le tableau inclinait plutôt au plus grave soupçon. Justice à leur rendre, malgré tous leurs défauts, les Guillemet étaient extrêmement pointilleux sur le respect qu’on devait à leurs filles. Le contrevenant fut donc bâtonné à proportion exacte de leur fermeté sur le principe, plus une rallonge pour la bonne mesure. Il se tira de là avec le corps vilainement marqué d’ecchymoses et avec l’esprit furieusement monté contre les Guillemet. Ayant, sans se montrer, récupéré son cheval qui était resté à l’attache dans la cour du Malfrat, il rentra à son hôtel où il donna au portier des consignes fort strictes : absent pour tout le monde et, si on insistait, parti pour affaires sans donner de date de retour.

Il y eut donc une pause de quelques jours, pendant laquelle il ne se passa rien et que nous allons mettre à profit pour voir un peu qui était ce jeune homme, car ce n’était pas n’importe qui, et si, par exemple, sa réflexion avait été plus courte, la suite de l’histoire en eût été changée. Ce garçon donc, contrairement à tous ses compagnons de ribote, exerçait un métier qui était l’horlogerie. Comment il pouvait, malgré cela, appartenir à la jeunesse dorée demande déjà un minimum d’explications. À l’époque, qui était celle des premières horloges mécaniques, un horloger était quelqu’un d’extrêmement bien payé et bien considéré car il tenait dans ses outils et dans ses équations la capacité toute neuve de construire une machine agitée d’un mouvement quasi-perpétuel et d’une régularité parfaitement maîtrisée, une machine qui savait compter avec exactitude même vos minutes de sommeil. En conséquence, appartenir à un petit cercle où fréquentait un horloger valait diplôme de modernité et il n’y avait pas de porte qui ne s’ouvrît devant un horloger.

Des capacités aussi neuves et aussi rares qui devaient tout à la science et à la technique plaçaient l’esprit très au-dessus des superstitions du commun des mortels et notre homme, s’il lui arrivait de sacrifier avec ses compagnons au rite de la Fontaine, le faisait par simple amusement, comme un geste totalement exempt d’espérance et de crainte, ce qui n’était pas tout-à-fait le cas des autres, malgré leur désinvolture affichée. Bien plus, observant ce qui se passait autour de lui avec le souci constant d’enchaîner les effets et les causes, il s’était vite persuadé que la récente et soudaine prospérité des Guillemet était liée à l’habitude qui s’était prise chez le Malfrat de ces fameuses promenades nocturnes à la Fontaine, où l’on faisait assaut de prodigalité.

Le problème que pour l’heure il avait à résoudre étant de se revancher des Guillemet, il pensa qu’il pouvait le faire en frappant en même temps un grand coup contre la superstition et il décida en conséquence de lancer aux Six Donzelles une provocation si ouvertement outrageante qu’en l’absence de réaction de leur part il faudrait bien conclure à leur inexistence. Quand il fut remis de ses bleus et qu’il revint chez le Malfrat, il rassembla à sa table, dès le premier soir, les cinq habitués qui soutenaient le mieux une réputation d’esprits forts et, quand la boisson eut suffisamment préparé les cœurs à la hardiesse, il mit sur la tables six rondelles qu’il venait d’extraire de sa poche gauche où restaient toujours, par négligence, quelques menus éléments de son bric-à-brac professionnel (mais en réalité, cette fois, il les y avait mises avec intention) et il expliqua à ses compagnons de table que ces six rondelles qui, à elles six, ne valaient pas un clou allaient néanmoins lui servir pour une démonstration à la Fontaine où il les priait de le suivre comme témoins, si du moins ils étaient de vrais amis. Et tous les cinq acceptèrent sans l’ombre d’une hésitation.

On alla donc à la Fontaine, on demanda et on obtint l’ouverture de la porte et l’horloger laissa tomber fort cérémonieusement ses six rondelles dans le bassin, en déclamant une petite profession d’incrédulité en vers, qu’il avait apprise par cœur, et qui commençait comme suit :

Six rondelles font bien l’affaire
Pour mesurer ma dévotion
Aux six filles imaginaires
Que nourrit la Superstition.
Si ce don les met en colère
Qu’elles marquent leur émotion
Par un quelconque commentaire
Qui ne prête à contestation...

On ne connut pas la suite car, à ce point, l’eau du bassin comme propulsée par une explosion, jaillit de toutes parts, les trempant tous jusqu’aux os et ils n’eurent que le temps de remonter quatre à quatre les marches de l’escalier, avec l’eau à leurs trousses. Transis de froid, car dehors il gelait à pierre fendre, ils firent chez le Malfrat une entrée grelottante et dégoulinante qui souleva, dans ce lieu où la bonne humeur était de rigueur, une tempête de rires et d’exclamations faussement apitoyées.

Sur les six rescapés, il y en avait un qui était un peu moins mouillé que les autres et qui chercha à en profiter pour se glisser lâchement du côté des rieurs, racontant l’affaire sur un ton goguenard, comme s’il n’avait participé à l’expédition qu’à son corps défendant ; c’était assez consternant pour les autres mais, quoi qu’il en fût, tous les détails furent connus, et notamment du Malfrat qui écouta tout avec l’air absent qui était chez lui le signe de la plus grande attention. Le traître n’en était pas encore aux dernières péripéties que déjà commençait l’organisation d’une petite fête qu’on aurait pu intituler « Le retour des naufragés ». On les mit nus comme des vers (et le traitre dut y passer comme les autres), on les frictionna avec des serpillières bien rêches et avec la dernière énergie jusqu’à les faire rougir comme des écrevisses, on les rhabilla ensuite de pied en cap en puisant exclusivement dans la garde-robes des dames de la maison, on leur servit avec des attentions feintes un vin chaud horriblement poivré, dont le patron avait fait préparer une pleine dame-jeanne en disant « C’est ma tournée » et on leur fit les mamours qu’appelait leur déguisement, en les appelant « Ma mignonne » (sauf toutefois l’horloger qu’on avait déjà baptisé « Six Rondelles »). Pour finir, on les raccompagna en fanfare jusqu’à leur porte sous prétexte que, vêtus comme ils étaient, ils risquaient les mauvaises rencontres. Quant au Malfrat, il avait droit, par contrat secrètement conclu avec les Guillemet, à une part du produit de l’écumoire, dont le pourcentage était négocié chaque année au vu de la conjoncture, et il alla se coucher assez satisfait de la façon dont les choses s’étaient passées.

L’affaire, les jours suivants, fut colportée partout, et la guinguette connut pendant quelques nuits une grande affluence de gens qui espéraient connaître tous les détails, si possible de la bouche même du protagoniste ou de ses acolytes. Mais ils en furent pour leurs frais car les intéressés se gardèrent bien de reparaître. On s’en inquiéta, on essaya de se renseigner, on envoya des émissaires qui se heurtèrent tous à des portes closes et à des bouches cousues. Plusieurs semaines plus tard seulement, à force de confronter des bribes d’anecdotes recueillies en confidence auprès de tierces personnes, on comprit que, dans les jours qui avaient suivi l’événement, le protagoniste et ses acolytes s’étaient tous trouvés en situation se devoir reconnaître aux Six Donzelles un pouvoir maléfique qu’on ne leur connaissait pas jusque-là mais dont l’usage qu’elles avait fait à leur détriment leur ôtait tout moyen de soutenir leur réputation sur un certain terrain. Sachant à quel point, sur ce terrain, ils avaient toujours fait les fanfarons, ceux qui les connaissaient bien furent convaincus que cette découverte avait du les mettre en face d’une alternative fort simple : se détruire ou se faire moines. Finalement on ne se soucia pas trop de savoir quel terme ils avaient choisi : d’une façon ou d’une autre, ils n’étaient plus du monde et il fallait les oublier.

Les oublier fut facile, mais plus difficile fut d’oublier que l’endroit était malsain. Non seulement on cessa les pèlerinages nocturnes à la Fontaine, mais il y eut désormais à la guinguette une ambiance incertaine, des clients de jour en jour moins nombreux, moins prodigues, un dépérissement continu et irrépressible du chiffre des affaires. Le Malfrat mit le fonds en vente pendant qu’il montrait encore une apparence de demi-prospérité, mais aucun amateur sérieux ne se présenta. Ce furent, en fin de compte, les Guillemet qui, après l’avoir laissé languir jusqu’à la dernière extrémité, le lui reprirent pour une bouchée de pain.

Pour eux, cela tombait bien, car l’écumoire ne ramenait plus grand-chose et ils avaient dû se remettre aux petits métiers qu’ils avaient négligés pendant leur ère de prospérité. Parfaitement au courant des circonstances qui avaient fait péricliter la guinguette, ils se gardèrent bien de poursuivre l’exploitation dans la forme que lui avait donnée le Malfrat. Pour eux, cette guinguette devait être désormais une honnête guinguette, ouverte le jour et fermée la nuit et la première chose était de changer son nom, pour bien marquer la transformation. Après en avoir bien délibéré, ils furent d’avis qu’on ne pouvait trouver enseigne plus adaptée au lieu et à l’actualité que "Aux Six Rondelles" et c’est sous cette dénomination que fut réouvert l’établissement qui connut dès lors une prospérité modeste mais régulière, dont les Guillemet surent se contenter.

Bien entendu, le curé d’Hellemmes fut le premier à se réjouir du changement qui allait dans le sens de la morale. Il avait noté avec soin tout ce qu’on lui avait rapporté des évènements. Ces observations trouvaient tout naturellement leur place dans un registre confidentiel tenu depuis fort longtemps et transmis de curé en curé où se trouvaient consignées toutes les manifestations des Six Donzelles, connues principalement par le biais des confessions. Si on feuilletait un peu ce registre, on constatait deux choses. D’abord, il n’y avait pas d’année sans manifestations. Ensuite, il y avait tous les ans une recrudescence d’attestations pour Pâques, simplement parce que c’était le temps ou même les moins assidus des paroissiens s’acquittaient du minimum. Or, l’année qui suivit les évènements, non seulement il n’y eut rien à noter avant Pâques, ce qui était déjà exceptionnel, mais il n’y eut rien pour Pâques, ce qui ne s’était jamais vu.

Le curé fut fort impressionné par cette soudaine carence des Donzelles qui lui parut trop justement subséquente aux péripéties de l’hiver pour ne pas leur être liée. Cependant il s’interrogeait encore sur la validité de ce rapprochement, déduit seulement d’un argument "a nihilo" lorsque survint le positif qui lui manquait, sous la forme d’une violente discorde qui venait de s’établir entre les deux meuniers d’Hellemmes qui s’accusaient mutuellement de se voler la clientèle, et ameutaient chacun une moitié du village contre l’autre. Sans en être surpris, le curé vit cette querelle s’enfler, s’envenimer, prendre des proportions qu’aucune discorde n’avait jamais atteinte à Hellemmes, pour finalement se terminer par un bain de sang et la mort violente d’un des antagonistes, drame qui survint à deux jours du lundi des Rogations.

Le lundi des Rogations, le curé prévint son sacristain que ce serait lui, curé, qui prendrait la tête de la procession. C’était tout à fait contraire à l’usage ecclésiastique et le sacristain, qui se considérait comme grand maître des cérémonies et gardien de l’étiquette, lui demanda pourquoi. Le curé, qui n’avait pas à donner ses raisons, lui répondit seulement "Parce que les carottes sont cuites." La procession se mit donc en route avec le curé en tête. L’itinéraire, fixé par la tradition, était un parcours du territoire jalonné par des stations obligatoires où l’on plantait en terre une petite croix rustique, devant laquelle on récitait un bout d’oraison. À l’étonnement général, le curé sauta, comme par inadvertance, une des stations obligatoires et, par un détour inhabituel, alla planter la croix correspondante à l’entrée de la Fontaine et le bout d’oraison qu’ il lut disait : « Seigneur, qui êtes offensé par le péché mais qui vous laissez apaiser par la pénitence, regardez avec pitié votre peuple en prière, et détournez de nous les châtiments de votre colère que nous avons mérités à cause de nos péchés. »

Tout le monde comprit qu’il parlait des péchés de Six Rondelles et de ses acolytes et du châtiment exemplaire par lequel Dieu leur avait manifesté sa colère. Ainsi le lieu se trouva sanctifié en même temps que promu au rang définitif de station obligatoire des Six Rondelles.

Bien des années plus tard, un ermite vint se fixer à proximité, dans une misérable hutte abritée par un très vieux chêne qui avait de tout temps, marqué le point où se rencontraient les limites d’Hellemmes, Fives et Mons. D’aucuns voulurent voir en lui Six Rondelles, rendu méconnaissable par les jeûnes et les macérations. Mais on n’en eut jamais la confirmation positive car il ne répondait que par une bénédiction muette aux questions qu’on lui posait, ayant visiblement fait vœu de silence perpétuel. Il mourut en telle odeur de sainteté que l’habitude se prit de venir implorer son intercession pour la guérison de toutes sortes de maux, mais plus particulièrement des plaies purulentes et des ulcères. On le priait sous l’arbre et, selon la coutume, on accrochait à une branche basse une loque qui avait servi au pansement du malade. Quand l’arbre mourut de vieillesse, on édifia à son emplacement une petite chapelle qu’on appela tout naturellement la Chapelle des Loques. Comme, en ce temps, on ne savait plus pourquoi il y avait une station obligatoire à la Fontaine des Six Rondelles, on fit la station à la chapelle, qui était toute proche, et la Fontaine tomba un peu plus dans l’oubli.

Il faut encore mentionner un dernier développement, qui n’a d’autre intérêt que de nous ramener à notre point de départ. Ayant un jour à faire renouveler leur enseigne qui était pourrie, les descendants des Guillemet s’adressèrent à un peintre-décorateur d’Ascq qui y était depuis peu installé, venant de Tournai où l’on avait toujours formé de bons peintres lettristes. Ce peintre, qui était un peu artiste, travaillait surtout à domicile. Il envoya donc son apprenti pour prendre le texte et les dimensions. Cet apprenti qui ne savait ni lire ni écrire enregistrait tout de mémoire. À son retour, son maître, qui ne connaissait rien du pays, nota, sous sa dictée « Aux Hirondelles » et il fit une fort belle enseigne avec cette inscription, plus une hirondelle à chaque bout. Quand ils virent arriver cette enseigne, les Guillemet furent d’abord déconcertés mais, tout bien pesé, ils l’acceptèrent comme parfaitement convenable pour une honnête guinguette. Par contagion, cette mutation toute fortuite affecta aussi la Fontaine et, quand la guinguette tomba en ruines, il n’y eut plus qu’elle pour garder le nom. Un nom qui n’était plus, au terme d’une histoire si bien remplie d’aventures extraordinaires, que celui d’une vieille fontaine sans âge, sans mémoire et sans souvenirs.


Article mis à jour le 3 novembre 2019