À la fois débridé et caustique, cet article est une critique de l’embrigadement que subit la jeunesse à son arrivée aux Chantiers.
L’auteur se fait le porte-parole (réel ou fictif) de courriers qu’il aurait reçus et qui expriment la sensation d’étouffement ressentie par certains.
Il existe des gens dont la fonction est de faire des laïus. C’est de là que vient notre horreur pour les laïus. Dans une société saine, l’homme parle à ses enfants quand le besoin s’en fait sentir. Et ce sont des paroles bien senties. Actuellement, c’est X... qui fait, de 9h30 à 10h30, devant un auditoire anonyme, le treizième laïus du mercredi (Paragraphe c : Le respect dû aux vieillards). S’il est consciencieux, il a étudié la question et, comme c’est la septième année qu’il traite le sujet, en trois points, il a considérablement revu et augmenté son cours. À la fin du mois, il n’aura pas volé ses 4 000 francs.
Ça n’empêche pas que c’est son métier, son gagne-pain, de faire des laïus et que ceux qui l’écoutent le font dans la salle des laïus, à l’heure du laïus, sur les bancs du laïus, avec l’inattention qu’il est normal d’y apporter. Je ne dis pas qu’ils ont raison d’être inattentifs : je dis qu’il est déplorable et normal qu’ils le soient.
Ce n’est pas le matou qui a ses jours, ce sont les chattes. Et il ne les traite pas pour cela de petites fantaisistes. Il comprend très bien, lui, qu’on peut avoir d’autres chats à fouetter. Or donc, voulant vous dire deux mots sur la récente perte de nos colonies, j’admets très bien, moi aussi, que vous ayez d’autres chats à fouetter. Du moins n’en parlerai-je pas sur commande mais parce que cela m’intéresse personnellement et parce que d’autres m’en ont parlé que la question intéressait, je veux dire quelques rares amis, des égaux, tout à fait sincères, qui me racontent des blagues et s’esbaudissent avec moi quand le cœur leur en dit, qui me confient leurs soucis quand ils ressentent le besoin d’en parler à quelqu’un.
Je lis dans une lettre du 3 janvier :
... Mon départ aux colonies est, en même temps qu’un impérieux désir dans le présent, un vieux rêve de gosse. À 16 ans, je parlais déjà du jour où je serais (ici, une profession) dans un pays de soleil. Curiosité, besoin déjà de changement et, qui sait, peut-être intuition de cette période tourmentée et pénible de ma vie. Car maintenant j’ai une impression terrible de temps perdu. Il me semble que ce que j’ai de meilleur en moi se gaspille inutilement pendant que je végète ici. À ce moment où je sais qu’une seule chose compte : rencontrer des êtres ayant une personnalité, une originalité profonde, m’enrichir, réaliser ma propre personnalité par une sérieuse formation humaine, je suis obligé de passer des journées sans voir une personne parlant le même langage que moi. C’est pourquoi l’idée de partir s’impose à mon esprit. Partir aux colonies serait aussi fuir ce monde idiot qui ignore la sincérité, la spontanéité, qui ne remue que sous la contrainte des préjugés sociaux, des conventions morales nécessaires pour qu’une foule, qui ne connaît même pas le mal dont elle souffre, fasse bonne figure...J’ignore si ce que j’éprouve actuellement est une rage passagère ou une sorte de mal du siècle, mais j’ai déjà rencontré plusieurs personnes pensant comme moi...
Je ne critique pas les idées exprimées. La personne qui les expose n’appartient pas à l’espèce des ratés mais pratique un métier très actif.
Je pourrais citer cinq ou six autres lettres qui crient, certaines beaucoup plus fort, la même solitude dans la foule, le même cauchemar d’asphyxie et la même soif d’air pur. J’en connais qui piétinent et trépignent dans l’artificiel, qui ont des envies de se taper la tête contre les murs. Mais leurs lettres sont dans ma cantine et depuis dix jours ma cantine, confiée aux bons soins des T.A. et de la S.N.C.F., est pour le moment quelque part en souffrance. Je ne veux pas paraphraser.
Ces lettres me donnent la certitude qu’il y a en France beaucoup plus de jeunes qu’on ne le croit qui se sentent une âme de colon.
Ce qu’ils ressentent, dans notre malheur actuel, ce n’est pas la perte de ressources alimentaires ou de matières premières industrielles, c’est la perte d’un cadre de vie naturel, d’une solitude où l’on puisse être un peu le patriarche.
“Rêves de gosses !” diront les vieux.
Peut-être, mais je n’ai pas d’autre ambition que d’apporter le témoignage des jeunes.
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