Les archives communales de Virignin contiennent tous les registres des délibérations du conseil municipal à l’exception du plus ancien dont il ne reste qu’une liasse de cinq feuillets portant la mention : débris d’un registre perdu.
Ces feuillets, datés de janvier 1793 (mois de l’exécution de Louis XVI) concernent les prises de position de la municipalité sur le comportement de notre dernier curé d’Ancien Régime, Charles Solland.
Lorsque survint la Révolution, Charles Solland, né à Rossillon en 1735, était curé de Saint-Blaise depuis 1774. Comme la plupart de ses confrères du Bugey, il avait, le 30 janvier 1791, signé le serment de fidélité à la Constitution exigé par un décret de l’Assemblée Constituante du 27 novembre 1790.
Mais, sans rétracter formellement son serment, il refusa par la suite de reconnaître l’autorité de Jean-Baptiste Royer, élu évêque constitutionnel du département de l’Ain le 17 janvier 1791.
Ce refus fut considéré comme une rétractation de son serment par le directoire de Bourg qui enjoignit le 11 septembre 1792 au directoire du district de Belley de pourvoir à son remplacement.
Effectivement, sur le registre de la paroisse de Saint-Blaise conservé en mairie, le dernier acte signé Solland est du 9 septembre.
Ce mois de septembre 1792 est un mois important dans l’histoire de la Révolution, un mois important dans l’histoire de la Savoie et un mois important dans l’histoire de Charles Solland.
Pour comprendre ce qui va suivre, il est nécessaire d’évoquer l’ambiance qui règne alors en Bugey.
Eux qui avaient imaginé une révolution dans l’ordre, dont l’aboutissement aurait été une monarchie constitutionnelle, se sentent dépassés par la tournure violente que prennent les évènements à Paris : émeutes du 10 août, massacres de septembre, arrestation du roi, proclamation de la République, le 22 septembre.
En Bugey même, leurs propriétés campagnardes sont la cible de mouvements populaires, parfois conduits par des membres non contrôlés de la Garde Nationale, pourtant armée pour maintenir l’ordre.
C’est au point que le directoire de Belley songe à faire désarmer les gardes, mais les communes des bords du Rhône s’y refusent parce que ces communes sont sur la frontière et que ces armes peuvent être utiles pour arrêter une invasion piémontaise.
En effet, depuis le 20 avril, le pays est en guerre contre l’Autriche et toutes les monarchies d’Europe se mettent sur un pied de guerre à nos frontières.
À la suite des premiers revers, l’Assemblée Législative a proclamé la patrie en danger le 11 juillet. Il faudra attendre le 20 septembre (victoire de Valmy) pour voir se retourner la fortune des armes.
Dans l’Ain, on craint une invasion des Piémontais qui massent des troupes sur la rive gauche du Rhône et paraissent menaçants.
En août, le quatrième bataillon des volontaires de l’Ain a pris ses cantonnements à Pierre-Châtel, à Saint-Blaise, au Goulet, à Saint-Didier et à Massignieu.
Le 15 septembre, un incident se produit entre la garnison de Pierre-Châtel et les Piémontais cantonnés à La Balme. Le commandant du fort doit faire tirer 12 coups de canon pour calmer les Piémontais. Le même jour, Belley reçoit de l’artillerie, depuis longtemps réclamée avec insistance par les autorités locales.
Alors que la grande majorité des ecclésiastiques avaient prêté le serment constitutionnel (10 chanoines sur 13 à Belley), la condamnation du serment prononcée par Pie VI dès le 10 mars 1791 et les lettres pastorales d’évêques émigrés suscitent des rétractations du serment et le développement d’un clergé réfractaire - opposé aux prêtres jureurs.
L’autorité de l’évêque constitutionnel est contestée même par les vicaires cathédraux qu’il a nommés.
Ainsi, le 12 septembre, l’évêque provoque leur révolte en mettant sur pied une réorganisation du culte qui les obligerait à quitter leur résidence de Belley pour aller s’installer dans les chefs-lieux de district.
Plus grave, le 18 septembre, les membres du district de Belley prennent le parti des vicaires cathédraux contre l’évêque.
Mis au pied du mur par sa destitution, il a devant lui trois voies entre lesquelles il a à choisir :
C’est cette dernière solution que choisit notre curé qui obtient le 18 septembre du district de Belley un laisser-passer pour se retirer à La Balme, territoire piémontais.
Ce laisser-passer est parfaitement légal, puisque délivré en conformité avec la loi du 26 août qui prévoit effectivement cette solution.
Notre infortuné curé n’est pourtant pas au bout des soucis. À peine est-il à La Balme que les armées de la République (proclamée le 22 septembre) pénètrent en Savoie (entrée à Montmélian le 23 septembre, entrée à Yenne où elles sont reçues à bras ouverts le même jour, entrée à Chambéry le 25 septembre).
Administration révolutionnaire d’un côté du Rhône, administration révolutionnaire de l’autre, Charles Solland pense être plus en sécurité à Belley où il a de la famille et des amis au directoire de district et à la mairie.
Il adresse donc au directoire de Bourg une demande d’autorisation pour rentrer dans l’Ain.
Pour instruire cette requête, le département en envoie un extrait au directoire de Belley, qui le transmet pour avis, le 31 décembre 1792, à la municipalité de Virignin.
Le 3 janvier 1793, la municipalité de Virignin se réunit et formule sa réponse, qui n’est pas tendre :
S’il est possible de s’abuser soi-même, le Sieur Solland s’est bien mis dans ce cas en voulant aussi abuser les pouvoirs constitués. En effet, le signataire de la requête annonce qu’il s’est retiré à La Balme, en Savoie sous Pierre-Châtel, pour se mettre à l’abri des tracasseries, injures et brigandages de jour et de nuit de la part de malveillants.
La municipalité est donc forcée de répondre aux inculpations injurieuses que le ci-devant curé ose avancer contre les citoyens de cette paroisse. C’est ce qu’elle va faire en détruisant l’allégué du Sieur Solland qui se croit à l’abri de la vengeance de la loi en la foulant aux pieds.
Le Sieur Solland, malgré la sollicitude dangereuse qu’il faisait naître dans les consciences, et en réprouvant publiquement la loi sur la Constitution civile du clergé, permettait encore à son vicaire de prêcher l’inconstitution, ce qui arriva le jour du patron en 1791 [1]. Il s’est retiré à La Balme pour se mettre à l’abri des tracasseries, etc. Jamais fausseté plus gratuite. Les citoyens de la municipalité le respectaient et l’aimaient. Il serait bien difficile au ci-devant curé de fournir preuve d’aucune insulte et d’ailleurs la voie de la justice municipale, la voie de la police correctionnelle et des tribunaux lui étaient ouvertes.
Ce n’est pas en se réfugiant en Savoie dans une prétendue annexe que les décrets de l’Assemblée constituante avaient séparée de la cure de Saint-Blaise où il desservait (qu’il devait) attendre la justice contre les malveillants dont il se plaint dans sa requête. D’ailleurs son vicaire avait opté lors de (la) loi sur la prestation du serment et le Sieur Solland, en obéissant à cette loi comme il l’a lui-même annoncé, avait renoncé à ce vicariat qui n’appartenait plus à l’évêché de Belley.
La fuite de Saint-Blaise doit donc être regardée comme un acte d’émigration, mais qu’il voudrait voiler sous le prétexte ridicule, abusif et anticonstitutionnel d’avoir desservi une annexe qui n’était plus dans le ressort de la République.
Les citoyens officiers de la municipalité s’étant présentés au sieur Solland lors de son départ en Savoie et lui ayant demandé raison de cette inconduite, (il) ne fit d’autre réponse que celle-ci : « Vous me couperiez plutôt morceau par morceau que de reconnaître l’évêque et ses vicaires. »Au surplus, le ci-devant curé annonce chaque jour que son successeur, nommé par le corps électoral ne sera pas longtemps en possession du bénéfice.
Par toutes ces considérations et ces faits dûment constatés, la municipalité de Virignin persiste à dire qu’il y a eu incivisme dans la conduite, oubli et mauvaise volonté dans l’exécution des lois, fausseté dans la requête du Sieur Solland et que son départ de la cure est une infraction aux lois de la patrie.
Fait en la chambre commune : ce 3 janvier mil sept cent nonante trois, l’an second de la République Française, et ont signé les officiers qui l’ont su, avec le secrétaire greffier.
[/Ont signé : Billiet, maire, Cotter, Verrard, Viollet, greffier. /]
Ce sévère réquisitoire est à l’inverse de ce que souhaitait le directoire de Belley, qui le transmet, avec consigne de provoquer une nouvelle délibération, à Jacques Antoine Bernier, procureur de la commune de Virignin.
Jacques Antoine Bernier était un homme de loi belleysan qui possédait à Virignin le manoir du Content. Les procureurs des communes avaient la charge de veiller à la légalité des décisions des municipalités.
Bernier argue du fait que la réunion du 3 janvier s’est déroulée hors de sa présence pour requérir une nouvelle délibération, fixée au 17 du même mois, sur la requête présentée par le citoyen Solland, ci-devant curé de Saint Blaise... avec la lettre à lui adressée de la part du premier syndic du directoire, pour en être fait lecture par le greffier aux fins de se conformer au contenu de ladite lettre pour la réponse demandée.
Le 17 janvier sont présents Billiet, maire, les citoyens Cotter, Verard et Bijod « lesquels ont déclaré qu’ils ne pouvaient se conformer au contenu de la lettre dont est question ci-dessus par la raison qu’ils ont donné la réponse... à la date du 3 courant.
Le procureur de la commune soussigné ayant requis les sus-dénommés de signer leur dire ci-dessus, le maire s’étant sur le champ retiré, de même que Cotter, Verard a refusé de signer en disant qu’il suivait les autres et n’est resté en la chambre commune que le citoyen Bijot, notable. »
À la suite de quoi, le directoire de Bourg refuse d’autoriser le retour de l’exilé.
Cependant son beau-frère, Delastre, obtient de la municipalité de Belley, le 8 février 1793, une déclaration en faveur de Charles Solland et, le 28 du même mois, Belley demande à la municipalité de Saint-Blaise un certificat attestant que le curé a bien prêté le serment constitutionnel et ne l’a pas rétracté.
Dans un premier temps, la municipalité refuse.
Belley revient à la charge : un tel refus de votre part devient criminel et nous n’attribuons cette espèce d’injustice qu’à un défaut d’intelligence.
Passant sur le caractère peu aimable de cette appréciation, Virignin finit par attester que le Sieur Solland a prêté serment le 30 janvier 1791 et qu’il n’existe dans les registres aucun acte de rétractation.
Le beau-frère Delastre obtient alors du maire de Belley un laisser-passer pour se rendre à Genève pour affaires, laisser-passer qu’il s’empresse de remettre à Charles Solland pour favoriser sa fuite.
Mais notre curé est reconnu et arrêté à Seyssel, incarcéré à Chambéry puis transféré à Belley le 26 août 1793. Grâce aux appuis dont il jouit dans la ville, il est simplement assigné à résidence chez son beau-frère. Une pétition en sa faveur recueille 120 signatures de notables belleysans.
Le 26 novembre 1793, le directoire de Bourg ordonne néanmoins son transfert au chef-lieu du département où il est jugé et condamné à la détention.
Une dernière intervention de la municipalité et des notables de Belley aboutit à sa libération, le 11 mars 1795. Retiré à Belley, il profitera peu de sa liberté : vraisemblablement miné par des conditions de détention très éprouvantes, il décédera à Belley le 11 juillet de la même année, à l’âge de 60 ans.
Telles furent les tribulations de notre dernier curé d’Ancien Régime. Par fidélité aux autorités religieuses qu’il considérait comme seules légitimes, il s’était mis malgré ses habiletés, dans une situation difficile.
Ses ex-paroissiens ne firent rien pour l’en sortir... ceux du moins qui, à l’époque, prirent ouvertement position sur son cas. On a vu qu’ils n’étaient pas légion.
La disparition du registre où figuraient leurs signatures eut-elle pour cause, le vent ayant tourné, la crainte d’un retour de bâton ?
On peut le penser : quand survient la libération de Charles Solland, les tenants de la Terreur sont, dans notre département, incarcérés et massacrés lors de mouvements populaires organisés à l’occasion de leur transfert d’une prison à une autre, procédure (si l’on peut dire) qui, en ces temps troublés, arrangeait bien les juges : pas de jugement, donc pas de signature et pas de responsable !
Quant à la restitution anonyme aux archives de ces débris d’un registre perdu (ceux qui traitent précisément de cet épisode), on peut penser qu’elle ne fut pas non plus totalement innocente.
Sources : Archives municipales (orthographe corrigée)
[1] Fête de Saint-BIaise, le 3 février